La désurbanisation est amorcée. Les moteurs du développement local mutent : notre peuplement organisé en fonction d’une logique productive (aller habiter où il y a du travail salarié) évolue vers une logique résidentielle (développer son travail là où l’on habite).
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L’aménagement selon Prométhée ou l’archétype de l’ère de la modernité
Notre société moderne est souvent associée à la figure mythologique de Prométhée qui vola le feu à Zeus et le donna aux hommes au risque que ces derniers, enivrés de puissance, finissent par se prendre pour des dieux eux-mêmes. Prométhée symbolise la volonté, le travail et le progrès, mais aussi la démesure de l’hubris (figure 2).
L’aménagement prométhéen est fondé sur la domination des animaux, végétaux, eaux, sols et air. Tout se doit d’être discipliné et propre : depuis le découpage uniforme et le nivellement des parcelles jusqu’aux ruisseaux rectifiés pour servir de drainage. L’aménagement prométhéen est marqué par la puissance technique, par le règne de l’ingénieur. Le territoire est pensé comme une vaste usine. Il est découpé en zones ayant chacune une fonction unique dans la vie de l’humain moderne, né pour produire et consommer, se divertir et se loger. Les aspects fonctionnels de production et de consommation priment. La standardisation de la production immobilière uniformise des paysages et des architectures. C’est moche mais c’est pratique. Baigné dans le dogme de l’attractivité, l’aménagement prométhéen s’adresse à des gens qui ne sont pas là. Il vise le futur : futurs logements, habitants, entreprises, emplois, touristes. Or, demain n’arrive jamais.
Prométhée, c’est l’aménageur des grands travaux et des chantiers. Il en incarne aussi les dérives : le déménagement permanent du territoire et son enlaidissement, contre lesquels s’organisent de plus en plus des collectifs d’habitants. « La construction de nouveaux quartiers est généralement synonyme de profanation, dans la mesure où ils sont moins beaux que la campagne qu’ils ont remplacée » (de Botton, 2014).
Beaucoup d’élus façonnés par le champ de l’imaginaire de la modernité, entretiennent cette vision prométhéenne de l’aménagement. Or, une telle conception est répulsive pour les jeunes générations, ayant grandi dans le champ de l’imaginaire du tourisme, et de plus en plus conquis par le renversement complet des imaginaires. L’aménagement local doit être repensé hors du paradigme de la modernité, au-delà de ses idéaux de production comme de distraction. Cette posture nouvelle peut être symbolisé par Orphée.
L’aménagement selon Orphée ou l’archétype de l’ère qui vient
Orphée est, dans la mythologie grecque, un poète et un musicien. Plein de sensibilité, il sait émouvoir les humains, les animaux, les fleurs et même les pierres. Orphée incarne celui qui habite, celui qui construit des liens avec le lieu minéral, avec le vivant non-humain tels les plantes et les animaux, et avec les humains puisqu’il aime tant sa compagne qu’il va la rechercher jusqu’aux enfers. Orphée se relie sans autre but que le plaisir de la rencontre. Le monde n’est pas pour lui une marchandise ou un spectacle. Orphée symbolise le plaisir de se sentir bien là où l’on est, la conviction de vivre au meilleur endroit possible.
Sur quelles fondations bâtir cet aménagement ? En s’appuyant sur la théorie des besoins humains fondamentaux, des pistes se dégagent. La localité idéale est celle qui assure de l’air sain, de l’eau saine, de la nourriture en quantité et en qualité, qui protège contre les pollutions quelle que soit leur nature. C’est un lieu qui permet le repos des cerveaux et la santé mentale en protégeant des insécurités sociales. Les humains contemporains ont besoin d’un environnement humain qui leur permet de créer des liens sociaux. Le philosophe et sociologue Harmut Rosa a écrit un livre intitulé « Résonance » qui enrichit les fondements d’un nouvel aménagement orphique des territoires. Pour l’auteur, la marchandisation du Monde et de l’Autre propres à l’ère de la modernité, a rendu notre relation au monde intéressée, froide, muette, hostile et en échec. La modernité a remplacé le lien de résonance au monde, par un lien d’exploitation du monde. Toute la relation entre les humains et le Monde est en grave crise du lien. Or, les humains ont besoin de relations qui favorisent la reconnaissance de l’unicité de leur participation au monde des humains. Ils ont besoin de continuité, d’un lieu qui ne soit pas un chantier permanent et épuisant, menacé en permanence de la perte de qualité de vie. Enfin, ils ont besoin d’un lieu où ils peuvent être autre chose qu’un producteur-consommateur, un lieu qui donne sens à leur existence.
L’enjeu pour les acteurs est d’élargir radicalement leur vision. Aménager le territoire, ce n’est pas seulement assurer le développement économique d’un lieu. L’aménagement du territoire doit être envisagé comme la matérialisation de notre façon d’être au monde, c’est-à-dire de concevoir, de se représenter notre expérience sur Terre. Par exemple, assurer le développement économique du territoire peut être analysé comme une représentation du monde : ici, le monde est pensé comme une grosse machine, une usine à produire et à consommer des biens ou des distractions. C’est la représentation « moderne » du monde. Une telle représentation de la réalité n’existera probablement plus dans l’ère qui est en train de naître. La transition évolue vers une perception du monde vu comme un jardin d’agrément, une vaste organisation holiste. C’est sain, c’est beau, c’est authentique, c’est convivial, ça a du sens : telles sont les attentes. Cette mutation de la représentation du monde doit conforter la considération récente portée à la qualité de la nature et la beauté des paysages, pour l’attractivité des territoires ruraux. Elle doit soutenir la prise de conscience de l’attrait de leur vitalité et de leur convivialité, afin de ne pas les détruire par inconscience. Il s’agit enfin pour les campagnes de travailler à construire sur leurs territoires, une manière d’être, un éthos du lien à l’Autre, à la Nature, porteur de sens, pour fonder les bases d’un aménagement matérialisant les aspirations humaines contemporaines. Ce que je nomme l’aménagement orphique soutient ceux qui sont là, qui investissent leur temps, leur énergie et leur affection dans le temps long de la localité. Ils sont un capital humain à potentiel créatif. L’aménagement orphique soutient l’habitant en nous, celui qui est capable de créer des liens non pas seulement économiques, mais affectifs, sinon affectueux avec l’altérité, c’est-à-dire le monde entier.
Références bibliographiques :
Jousseaume V., 2020, Plouc Pride – récit pour les campagnes, HDR, Université de Toulouse, 207 p. (en ligne sur Hal SHS)
Jousseaume V., 2016, Suffit-il de densifier ? Trois réflexions sur les enjeux d’un urbanisme rural contemporain (en ligne sur Hal SHS)
JOUSSEAUME V., 2021, Plouc Pride - Récit pour un nouveau monde, Éditions de l’Aube (à paraître en février 2021)